Une amélioration de la gouvernance de la JIRAMA est constatée. Néanmoins, des efforts restent à déployer pour lui permettre de surmonter les obstacles et d’atteindre l’équilibre opérationnel. Le secteur de l’énergie, notons-le, est un secteur stratégique auquel le groupe de la Banque Mondiale apporte son appui.
Le point de la situation de la Jirama, les mesures à prendre pour améliorer la qualité de service et planifier un développement à moindre coût… constituent autant de sujets abordés au cours d’une interview exclusive accordée à la Rédaction par Jan Friedrich Kappen, spécialiste principal en Energie de la Banque Mondiale pour la Région Afrique. Les détails.
Ma-LAZA : En votre qualité de spécialiste en Energie au sein de la Banque mondiale, comment percevez-vous globalement la situation actuelle de la Jirama?
Jan Friedrich Kappen : Depuis presque une dizaine d’années, la Jirama se trouve dans une situation financière et opérationnelle assez fragile. C’est le résultat, d’une part, d’un parc de production dominé par des petites unités de production thermique qui coûtent beaucoup d’argent en termes de coûts de production par kilowattheure et d’un réseau saturé et vétuste. D’autre part, les pertes non techniques dues au vol d’énergie et à une facturation qu’on doit améliorer.
La Banque, depuis maintenant trois ans, soutient la Jirama dans un processus de redressement opérationnel et surtout commercial. La Jirama doit d’abord redresser l’efficacité opérationnelle de l’entreprise, améliorer la qualité de service et réduire les pertes techniques et non techniques avant de demander aux consommateurs de payer davantage.
Ma-LAZA : L’accord de prêt relatif au financement additionnel du projet PAGOSE a été adopté par le parlement au cours de la récente session parlementaire. Quels en sont les principaux enjeux ?
Jan Friedrich Kappen : Le projet d’amélioration de la gouvernance et des opérations dans le secteur de l’électricité PAGOSE se focalise sur trois grands chantiers. Le plus urgent, c’est la réduction des pertes techniques et non techniques. Le deuxième chantier consiste dans la réorganisation de la compagnie avec un recrutement compétitif de tous les directeurs. Le troisième chantier, c’est l’intégration des systèmes d’information de gestion de l’entreprise qui couvre tous les domaines.
Le financement additionnel a rajouté une grande urgence : le financement d’un centre de dispatch automatisé qui permettra à la Jirama de mieux gérer l’augmentation progressive de la capacité de production d’énergie renouvelable dans son réseau pour les prochaines années. On a déjà un grand projet solaire qui injecte de quantités considérables d’énergie solaire dans le réseau de la Jirama. Comme le réseau n’est pas encore automatisé, la Jirama a du mal à gérer l’intermittence du solaire. Une deuxième partie du financement additionnel se focalisera sur l’automatisation du réseau de distribution et le développement compétitif de la filière mini-hydro.
Ma-LAZA : Selon vous, quelles sont les actions qui doivent être entreprises par la Jirama pour améliorer la qualité de service ?
Jan Friedrich Kappen : Pour la qualité de service, beaucoup dépend de l’introduction du système de dispatch et du système de gestion du réseau de distribution. Cela va permettre d’améliorer la qualité de service et surtout de réduire la fréquence et durée des délestages. La Jirama a aussi des compteurs assez antiques, qui pour une grande partie, sont mal installés, facilitent la fraude et donc mènent à des pertes très considérables. Pour cela, la Banque finance l’installation de la dernière génération de compteurs «intelligents» pour les grands consommateurs. Cela permettra aussi dans le futur de mieux gérer la demande industrielle et d’optimiser les tarifs.
A part le renouvellement des compteurs des grands consommateurs, il est aussi important d’accélérer l’introduction des systèmes de prépaiement et de paiement par téléphone mobile pour améliorer la trésorerie de la Jirama. Un des grands problèmes de la Jirama et cause de délestages est la mauvaise gestion de la trésorerie qui ne libère pas suffisamment de cash-flow pour payer les factures de carburant.
Ma-LAZA : Pensez-vous qu’une augmentation du tarif de la Jirama est indispensable pour améliorer sa situation financière ?
Jan Friedrich Kappen : Les coûts de production actuels de la Jirama demeurent toujours beaucoup plus élevés que le tarif moyen payé par les abonnés. Mais la réponse à votre question est plus compliquée car les tarifs sont aussi très différents. Il y a quelques clients industriels qui profitent de tarifs préférentiels qui ne couvrent même pas le coût marginal, c’est-à-dire le carburant nécessaire pour produire les kWh livrés, pendant que pour les PMEs et ménages l’électricité est beaucoup plus coûteuse. Le ménage malgache moyen dépense plus de 400% de son budget mensuel pour les frais de branchement et près de 10% de ses revenus mensuels par la suite pour la facture mensuelle d’électricité. Dans aucun pays africain les clients résidentiels doivent sacrifier une partie aussi élevée de leurs revenus pour les services électriques.
L’Etat subventionne une partie de la différence entre les coûts de production et les tarifs de la Jirama, mais dans la situation actuelle, cet argent ne peut pas être utilisé pour les investissements nécessaires afin d’améliorer le cout et la qualité des services. Comme la Jirama paie extrêmement cher ses fournisseurs d’électricité, une grande partie de la subvention va directement à ces derniers, pendant qu’une autre partie sert à subventionner les tarifs industriels de certains grands clients. Dans ce contexte-là, il est dur de répondre oui ou non. Mathématiquement, la réponse est oui, la Jirama a besoin d’augmenter les tarifs moyens. Mais il est d’abord question de décider si l’Etat veut optimiser la structure tarifaire actuelle pour une plus grande efficacité et équité, ou continuer à débourser des centaines de milliards d’Ariary pour subventionner certains industriels à travers une fourniture d’électricité à des prix clairement insoutenables.
Ma-LAZA : Les centrales hydrauliques permettront-elles effectivement de parvenir à une réduction des coûts ?
Jan Friedrich Kappen : Absolument. Et malheureusement, Madagascar a perdu beaucoup de temps dans la mise en œuvre des ouvrages hydrauliques. Depuis plus d’une dizaine d’années, il y a une liste assez solide d’investissements potentiels dans les grands barrages hydroélectriques mais on n’avance pas beaucoup dans la mise en œuvre puisque dans le passé, l’Etat n’a pas suffisamment investi dans la planification, le développement et les procédures transparentes et compétitives pour l’attribution de ces ouvrages.
Cela ne sert à rien d’avoir une belle liste de barrages hydroélectriques qui, théoriquement peuvent produire de l’électricité à un coût marginal de zéro pour la Jirama, si on ne recourt pas à une compétition aux meilleures pratiques internationales avant d’attribuer leur développement et leur mise en œuvre aux opérateurs privés. Sans une attribution compétitive et transparente bien ficelée, on finira dans la même situation dans laquelle on se trouve aujourd’hui pour la production thermique avec des contrats d’achat d’énergie parmi les plus chers de toute l’Afrique.
La Banque Mondiale, depuis longtemps, travaille avec des pays africains pour faciliter des partenariats public-privés, ou «IPP» en anglais, dans la production d’électricité qui sont compétitifs et à moindre coût pour l’Etat et les consommateurs. Cette approche est très intéressante pour des pays comme Madagascar, car au lieu de s’endetter pour financer des centaines de millions de dollars pour la construction d’un grand barrage, on ne paie que pour les kilowattheures d’un ouvrage entièrement développé, financé et construit par le secteur privé. Mais ses projets IPP doivent être bien développés, soutenus par des garanties de l’Etat et des bailleurs, et attribués en suivant les meilleurs pratiques pour des appels d’offres internationales. A travers le projet PAGOSE, la Banque mondiale appuie le gouvernement dans la planification et la mise en œuvre de l’énergie hydroélectrique.
Ma-LAZA : Des observateurs estiment que la privatisation constitue une solution pour la Jirama. Qu’en pensez-vous ?
Jan Friedrich Kappen : C’est une question qui revient souvent dans les pays africains avec les gouvernements qui sont frustrés de devoir dépenser des millions et des millions de dollars en termes de subventions, avec des compagnies d’électricité qui n’arrivent pas à se redresser. Cependant, il faut regarder le problème de plus près : les trois activités principales d’une compagnie d’électricité sont la production, le transport et la distribution. Aujourd’hui la Jirama a déjà privatisé environ 95% de sa production thermique puisqu’elle achète la plupart de sa production de pointe à des opérateurs privés. Concernant la privatisation de la production de l’électricité, la Banque mondiale aide la Jirama et le gouvernement à aller plus loin pour lancer des projets privés dans l’hydroélectricité et le solaire. Mais encore une fois, les expériences du passé, et les contrats d’achat extrêmement chers du présent, démontrent la précondition cardinale : la privatisation progressive de la production de l’électricité peut uniquement améliorer la situation du secteur si elle est faite de façon compétitive et transparente et avec une planification à moindre cout.
En ce qui concerne le transport d’électricité la situation est plus compliquée. Les investissements dans les réseaux des lignes de haute tension sont extrêmement coûteux avec des temps d’amortissement entre 30 et 40 ans. De plus, la construction des lignes est sujette à des risques environnementaux et sociaux très considérables et très compliqués à gérer pour un opérateur privé. Pour cela, malgré les efforts de plusieurs gouvernements africains et de bailleurs y compris la Banque mondiale, le secteur privé reste encore assez frileux à s’engager dans ces projets. Pour cela la privatisation où des projets PPP dans le sous-secteur du transport restent rares, surtout pour des marchés de l’électricité aussi petits que celui de Madagascar.
Pour la troisième activité qu’est la distribution, l’Afrique fournit aujourd’hui de nombreux exemples où la distribution a été privatisée. Mais dans la plupart des cas, cela se passe dans un contexte où le secteur de l’électricité est relativement proche d’attendre l’équilibre financier pour qu’on puisse imposer au secteur privé des règles tarifaires transparentes permettant d’un côté aux opérateurs de récupérer leurs coûts et investissements tout en générant un bénéfice acceptable pour leurs actionnaires, et de l’autre de protéger les consommateurs contre des tarifs excessifs et non-abordables. A Madagascar, ce n’est pas du tout le cas puisque le décalage entre le coût de production et le coût de service est tellement grand qu’un privé qui s’occupera de la distribution d’électricité à Madagascar demandera tout de suite une augmentation tarifaire de 50% ou plus. Ainsi, la privatisation de la distribution de l’électricité de la Jirama dans le court terme n’est donc pas une option. Il faut d’abord accélérer le redressement financier et opérationnel de la Jirama, investir dans l’infrastructure du système de distribution et travailler pour réduire le décalage entre le coût de production et le tarif moyen.
Ma-LAZA : En parlant de redressement, pouvez-vous apporter davantage de précisions sur la prestation actuelle du cabinet Castalia ?
Jan Friedrich Kappen : C’est la troisième grande assistance technique que la Banque Mondiale a lancée et peut-être aussi la plus importante dans le court terme. Le mandat de Castalia consiste à analyser la situation financière de la Jirama en profondeur. Et ce, afin de proposer une feuille de route démontrant au gouvernement les différentes possibilités pour avoir d’ici cinq ans une compagnie qui atteint l’équilibre opérationnel. La responsabilité de Castalia sera d’analyser en profondeur tous les sujets dont nous venons de parler afin de quantifier leur influence sur le redressement financier de la Jirama en commençant avec les contrats d’achat et arriérés de l’entreprise, le vol d’électricité, les problèmes de recouvrement et gestion de la trésorerie, les pertes techniques, etc. Tout ceci afin de prioriser les réformes nécessaires et proposer un plan d’actions détaillé sur 5 ans qui permettra la réduction progressive de la subvention de l’Etat.
La deuxième partie est une analyse de soutenabilité du secteur de l’électricité à moyen et long termes. Il s’agira de voir tous les investissements qui sont proposés dans le Plan de Déve-loppement à Moindre Coût (une liste d’investissements des projets à réaliser à l’horizon 2035), quel sera l’impact de chaque projet sur la profitabilité de la Jirama et la soutenabilité financière du secteur de l’électricité mais aussi pour les finances de l’Etat. En simplifiant, pour chaque projet, l’Etat doit trancher entre deux possibilités de financement. La première possibilité est le financement public. Dans ce cas, la Jirama sera le propriétaire et opérateur de l’ouvrage. Dans le cas d’un barrage hydroélectrique, cela va fortement réduire le coût moyen de production, mais d’un autre côté cela va aussi augmenter la dette de l’Etat par des centaines de millions de dollars qui ne seront plus disponibles pour financer des hôpitaux ou écoles. L’alternative à ce modèle de financement est l’approche «IPP» où la Jirama sera obligée de payer un prix fixe par kilowattheure durant 25-30 ans. L’avantage de cette approche est que l’Etat et la Jirama ne s’endetteront pas ou très peu. Le désavantage sera que contrairement à la première solution qui résultera avec un coût marginal de production proche de zéro, la compagnie paie un tarif au fournisseur, donc l’impact sur la réduction du coût de la production de la Jirama et la subvention annuelle à débourser par l’Etat sera beaucoup plus faible.
De ma petite description simplifiée, vous pourrez déjà voir que les arbitrages à faire pour l’Etat sont extrêmement importants et souvent compliqués à analyser. Donc, en quelque sorte, cette deuxième partie de l’analyse de Castalia traduira le plan de développement à moindre coût du secteur électrique avec sa longue liste investissements, dans une stratégie fiscale permettant la suppression de la subvention tout en minimisant l’endettement lié à la réalisation des ouvrages critiques dans les 25 prochaines années. L’objectif étant de laisser à l’Etat la marge de manœuvre nécessaire pour pouvoir financer autre chose que des barrages hydroélectriques, y compris des hôpitaux, écoles, routes, etc…
Ma-LAZA : Quel serait donc votre mot de la fin ?
Jan Friedrich Kappen : J’espère que le nouveau gouvernement continuera à suivre la bonne voie d’une planification et d’un développement du secteur qui est cohérent, transparent et à moindre coût pour l’Etat et les consommateurs. Dans ce cas, la Banque fera tout son possible pour accélérer la mise en œuvre des ouvrages hydroélectriques les plus critiques pour le développement de Madagascar. En continuant sur cette lancée, nous éviterons la répétition des erreurs du passé qui avaient ruiné la Jirama et placent un fardeau budgétaire insoutenable sur le secteur et les finances de l’Etat.
Par ailleurs, je voudrais rappeler que nous avons un autre défi encore beaucoup plus important et urgent à relever : notre obligation de fournir de l’électricité aux millions de Malgaches qui en sont encore exclus. En 2018, le gouvernement malagasy et la Banque Mondiale ont développé un nouveau projet très ambitieux d’électrification nationale à hauteur de 150 millions de dollars dénommé «LEAD» qui est prêt à être lancé au premier trimestre 2019. Nous comptons sur la continuité de notre collaboration avec le gouvernement de Madagascar pour approuver le projet et démarrer les travaux d’extension du réseau, le développement accéléré du marché des systèmes solaires domestiques et l’électrification des 750 centres de santé dès que possible.
Propos recueillis par Claudia R.
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